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La transgression dans la fabrique du corps guerrier

 

 

Pr. S. de Mijolla-Mellor, Psychanalyste membre du IVe Groupe, Directrice de la revue Topique et présidente de l’Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)

 

et Louisa Hedjem, doctorante sous la direction du Pr. de Mijolla-Mellor, enseignante et psychothérapeute.

 

 

Avant-propos

 

 

Le corps guerrier porte témoignage de l’état d’une civilisation

 

 

 

Parce qu’il est attendu de lui qu’il défende mais aussi représente son pays, le corps du soldat ne lui appartient plus en propre, il est devenu le support d’un ensemble d’attentes à la fois pratiques et idéales qui  le rendent particulièrement apte à constituer le symptôme d’une civilisation.

 

Je retracerai brièvement  à cet  égard l’évolution qui nous conduit de la figure idéale du guerrier grec de l’Iliade à celle, non moins idéale car « transhumaine », du soldat de demain, bardé d’instruments divers et recouvert d’un exosquelette.

 

Puis Louisa Hedjem vous présentera un exemple paradoxal, à la fois emblème guerrier et au- delà du combat proprement dit, à la fois femme et homme, jeune fille et soudard, celui de Jeanne d’Arc. Nous souhaitons souligner la fonction et l’évolution de la transgression dans la fabrique du corps guerrier. Le guerrier en tournoi défie sa propre mort par son corps héroïque mais dans la suite, c’est la société qui va défier la nature en modelant un corps adapté aux armes qu’il doit porter. Aujourd’hui, le corps du combattant participe du défi « transhumain » et va progressivement s’effacer dans le robot humanoïde.

 

Quant à Jeanne d’Arc, tranvestie, c’est-à-dire habillée volontairement en homme de façon durable que ce soit en civil, ou sur les champs de bataille en armure et armée, elle transgresse par son apparence puisqu’elle  ne porte pas les vêtements féminins comme il est préconisé par la Bible, mais ceux d'un capitaine en campagne.

 

La Guerre, parce qu’elle implique discipline rigide, ordre et obéissance, ne s’autorise t’elle pas du même coup un pouvoir transgressif illimité sur le corps ?

 

 

1. La beauté du guerrier antique est un trait essentiel qui vise à faire ressortir une individualité de sujet : la guerre est un duel entre deux pairs.

 

 

J.P. Vernant  rappelle que le Kouros funéraire sur la stèle donne à voir un corps intact sur lequel les aléas n’ont pas encore eu de prise et n’en auront plus jamais.  C’est une personne qui a obtenu son telos et dont l’excellence est désormais achevée, si le héros périt, il va survivre en gloire dans la renommée que lui assurera l’aède. De plus, mourant dans la fleur de sa jeunesse et  de sa beauté, il  sera éternellement  «kalos  k’agathos»,  délivré de la mort naturelle par vieillissement. Et  enfin il sera «athanatos», car en ayant choisi sa mort, il est vainqueur de la nécessité biologique.  Dans l’Iliade, les héros s’affrontent individuellement et ils sont bien loin de l’obéissance militaire, ressemblant plutôt dans leur comportement à des chefs de bandes.  La non fragilité de leur corps est l’expression du fait qu’il leur appartient en propre et qu’il est vécu dans l’illusion de toute-puissance surhumaine  qui caractérise aujourd’hui celui qui se confronte aux risques de la vitesse ou des sports extrêmes. Ainsi en est-il d’Achille, fils d’une déesse, Thétis, et d’un mortel, Pélée : sa détermination à la mort au combat peut être interprétée comme une revendication d’appartenir à la lignée maternelle divine. Pour cela il lui faut renoncer à la vie humaine normale qui est éphémère parce qu’elle n’a pas été choisie ni dans son origine ni dans sa fin.

 

Risquer la mise suprême, c’est donc s’approprier sa vie et dominer l’absurde, l’insaisissable de la mort subie qui vide toute chose de son sens. Achille et les autres héros de l’Iliade agissent dans une logique essentiellement individuelle, leur corps n’est pas celui d’un soldat mais d’un chef. Cette conception du corps guerrier va se poursuivre, faisant de la mise en danger dans le duel  une épreuve de vérité (le tournoi, l’ordalie) et une possibilité de reconnaissance réciproque du statut de sujet. Le Droit romain définit la notion d’ennemi de deux manières.  L’« ennemi » peut se dire «hostis» et il s’agit alors de quelqu’un (individu ou nation) extérieur, étranger en quelque sorte. Mais il existe aussi un autre terme moins connu: le «perduellio» qui désigne l’ennemi interne. Le préfixe latin « per » veut dire à la fois « à côté » au sens de « à tort » voire « injuste » et « jusqu’au bout », avec l’idée de quelque chose qui se poursuit indéfiniment. Quant au suffixe «duellio», il nous renvoie au « duel » c’est à dire à la notion de deux à la fois. Le        « duel » est une forme grammaticale en grec ancien qui n’existe pas en français et désigne le couple et non la simple addition de deux personnes. C’est aussi, dans la vie sociale, le « duel », combat singulier de deux personnes qui se reconnaissent suffisamment – pas de duel avec un « inférieur » - pour pouvoir s’affronter à mort si l’un des deux a été offensé par l’autre.

 

 

Le corps d’un guerrier de ce type ne se « fabrique » donc pas, il est à l’inverse rehaussé dans son apparence (voir la description du casque d’Achille ou du bouclier de Patrocle)  et son costume afin de marquer son statut de sujet irremplaçable, semblable et opposé à un autre qui lui est proche, un « frère de lait » comme diront  St Augustin puis Lacan, avec lequel il entre en lutte et donc en reconnaissance.

 

 

 

 

2  - A l’inverse, la fabrique du corps du soldat témoigne du morcellement de l’ère industrielle.

 

 

Michel  Foucault   nous  a  donné  une  analyse  historique  et  anthropologique  extrêmement précise de la manière dont s’effectue au XVIII e siècle  en France la fabrication du soldat comme partie d’un tout et non plus un combattant individuel. Du corps mal dégrossi du paysan, l’exercice et la discipline vont faire émerger la machine dont l’époque a besoin. Il s’agit tout d’abord de le rendre apte à la communauté laquelle pourra alors constituer à son tour un corps unique. Pour cela le corps du futur soldat doit devenir «docile», c’est-à-dire qu’il ne doit plus se définir comme une unité indissociable mais être appréhendé à partir des détails. La coercition ne s’adresse jamais qu’à des parties de corps qu’il va s’agir d’entrainer séparément mais dans une pensée de l’ensemble, ce qui est le fait de l’instructeur.

 

L’auteur différencie de manière très spécifique  la discipline des autres formes d’obéissance qu’il s’agisse de l’esclavage comme rapport d’appropriation des corps,  de la domesticité fondée sur la volonté voire le caprice du maitre, de la vassalité comme relation d’allégeance, et enfin, de l’ascétisme qui demande un renoncement à la jouissance et non une majoration de l’utilité que constitue le sujet discipliné.

 

Jean-Jacques Langendorf étudiant la pensée militaire prussienne de Frédéric Le Grand à Schlieffen   souligne à son tour que le grand tournant est lié aux défaites allemandes lors des guerres napoléoniennes qui ne mettaient plus en face à face deux armées de métier avec des soldats stipendiés mais des soldats issus de la Révolution française pleins d’un enthousiasme qui les rendaient capables de  combattre isolément face à un  soldat classique qui n’était qu’une sorte de machine à faire feu.

 

La relation qui fonde la discipline implique simultanément l’obéissance, ce qui implique de diminuer l’autonomie du sujet, et l’utilité, ce qui demande d’augmenter sa capacité. Cette dernière pourrait devenir menaçante mais elle ne l’est pas grâce précisément à la domination subie par le sujet. Comme le note Foucault : «Le moment historique des disciplines, c’est

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moment où nait un art du corps humain qui ne vise pas seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile et inversement» (p.139)

 

Une relation nouvelle entre tout et parties se dessine : d’une part l’individu comme un tout est dressé à devenir partie d’un ensemble, d’autre part son corps doit être considéré partie par partie, détail par détail afin d’y appliquer une modification efficace.

 

On retrouve aussi paradoxalement une perspective analogue dans l’ambition du Marquis de Sade de constituer le corps libertin comme un ensemble où s’accrochent entre eux par le biais de leurs zones érogènes de multiples corps individuels.

 

Tous les corps, victimes ou libertins, ne fonctionnement que comme parties d’un système dont le centre  est  ailleurs,  mais  c’est  afin  que le  libertin  trouve dans  cette dépossession  une extension illimitée de son propre corps, récupérant ainsi une image conforme à sa toute- puissance de pensée.  L’ordre libertin est donc rattaché à un Je qui jouit de son pouvoir démultiplié, il n’apporte rien aux parties qui le composent. C’est un système totalitaire. Dans la discipline à l’inverse, chacun s’éprouve comme une partie composant l’ensemble cependant que le pouvoir n’est perceptible que venant de l’ensemble lui-même. Il ne s’agit de fait pas de jouir, mais de contrôler en vue d’une action efficace à produire en commun. De ce fait la combinatoire décrite par Foucault est infiniment plus complexe que celle de Sade qui se limite à interconnecter des zones érogènes de corps aussi nombreux que possible dans les conditions de l’exercice.

 

En fait, à l’opposé du corps du guerrier antique, celui du soldat moderne ne se définit pas en fonction de son statut de sujet mais par rapport à une entité plus large dans laquelle il est inséré. Il faut dès lors considérer le corps à partir de l’espace dans lequel il s’inscrit en fonction d’une temporalité qui est définie par un projet d’efficacité qui ne concerne plus le corps lui-même mais son rapport à un objet et à une tâche précise. Comme chaque partie du lieu ainsi défini doit accueillir un individu qui se trouve dès lors « à sa place », ce dernier peut alors être repéré, contrôlé, il n’est plus un élément mobile inassignable mais un rouage utile et mesurable à l’intérieur d’un quadrillage. On a ainsi mis à distance la notion de masse informe avec ce qu’elle implique de retour au chaos et Foucault donne l’exemple de l’organisation de l’infanterie à la fin du XVII e siècle : « On est passé au cours de l’époque classique à tout un jeu d’articulations fines. L’unité –régiment, bataillon, section, plus tard « division »-  devient une sorte de machine aux pièces multiples qui se déplacent les unes par rapport aux autres, pour arriver à une configuration et obtenir un résultat spécifique.» (ibid, p 165) Ce dispositif qui prévoit un espace pour chaque personne en un temps donné répond à une nécessité qui est celle de l’interchangeabilité des éléments. La similarité sur laquelle se fonde l’interchangeabilité peut apparaitre quelque peu dépersonnalisante    mais elle est aussi la condition de la solidarité entre les éléments composant l’ensemble. C’est pourquoi la répartition et la mesure du temps sont capitales. La notion de cadence, qui a trait au rythme d’un pas martelé, est aussi plus généralement une scansion impliquant une répétitivité des gestes et des distances entre les gestes. Foucault souligne que ce « codage instrumental du corps » est lié à l’apprentissage militaire du port de l’arme. Le geste global consistant à se saisir d’un fusil et à tirer ne peut être livré au hasard et à  la fantaisie, il faut une économie gestuelle de tout le corps apprise avec précision qui assure à la fois la sécurité du tireur et son efficacité.

 

 

3. Demain, le corps du soldat va devenir un robot humanoïde dont les possibilités physiques  seront multipliées  grâce à des dispositifs comme l’exosquelette

 

 

L’aspect de l’exosquelette ne nous parait pas si surprenant en ce qu’il reprend à sa manière l’armure des chevaliers de la Renaissance en y ajoutant cependant une technologie qui confère une capacité de mouvement indépendante de la force musculaire de l’être humain qui l’habite. Le soldat devient-il pour autant un «cyborg» hybride entre l’organique et le cybernétique? A l’inquiétude qui saisit le sujet lorsqu’il se représente la possible déshumanisation impliquée par une telle transformation, s’en ajoute une autre, plus grave. En effet, l’homme « augmenté» par des prothèses à des fins médicales ou pour pallier une insuffisance dans ses capacités normales qu’elle soit congénitale ou acquise, ne fait que récupérer ce que l’on peut considérer comme un « statu quo ante ». La « prosthèse », différente en cela de la « prothèse » ajoute des capacités à un individu normal et, de ce fait, rencontre l’interrogation éthique liée à ce qu’on appelle aujourd’hui le « transhumain ». Si l’on considère que l’ambition d’une plus grande efficacité connait peu de limites lorsqu’il s’agit d’imposer sa force au voisin, il est clair que ce qui relève de la guerre est particulièrement sujet à l’hubris. Mais quelle sera la place du corps du  soldat dans cette affaire, L’exosquelette laisse subsister un être humain en dessous, le robot qui l’imitera demain, comme le drone inhabité d’aujourd’hui, ne concerne plus du tout le corps avantageusement remplacé par la machine. Si l’on considère les avantages techniques que représenteraient de tels robots androïdes se substituant au corps du soldat on est placé devant une étrange situation. Le corps humain n’aurait plus de raison de se trouver soumis, machinisé, comme dans la description de Foucault précédemment évoquée. En revanche le robot androïde capable de répondre de lui-même à une situation en termes de tactique et pourquoi pas de stratégie aurait-il encore besoin de l’humain pour faire la guerre ? Et si l’on considère que la limite interne de la guerre c’est le coefficient de pertes humaines au regard de l’avantage d’une victoire, comment mesurer une telle équation si des corps humains ne sont plus en jeu ? Quel scénario catastrophe nous réserverait un Docteur Folamour réduit à son seul cerveau connecté à des machines capables de s’autoréguler ?

 

On touche là au  paradoxe fondamental  du  corps-limite par essence du  fait  des  données biologiques qui lui échappent, celles de la naissance, de la mort et du genre. Ce corps-limite dont Spinoza disait que nul ne sait ce dont il est capable,  apparait comme un élément garant de l’humain grâce à la tension, la résistance,  qu’il oppose à ce que l’intelligence humaine ou artificielle peut produire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                               

 

 

 

 

 

 

2eme partie : Le corps de La Pucelle d’Orléans symbolise en un temps historique de dépossession l’idée de la nation reconquise (démonstration)

 

La France et son identité se sont construites à travers des images de femmes et Jeanne d’Arc, aussi dénommée Jeanne la Pucelle d’Orléans, est l’une d’entre elles. Par ses exploits et les représentations de son corps guerrier, Jeanne, femme virile, incarne l’héroïsme guerrier au féminin, et témoigne de l’histoire nationale de la France. Son corps guerrier est porteur de valeurs et de symboles fédérateurs, mais ici, il s’agit d’en parler au pluriel car les représentations du corps guerrier de Jeanne recouvrent des images protéiformes qui donnent sens  à  une  période  historique  et  au  corps  social  inscrit  dans  cette  époque  déterminée. Comment se sont fabriqués  et ont évolué les corps guerriers de Jeanne d’Arc à travers les siècles et quelles valeurs et symboles portent-ils ?

 

 

 

 

1-Le corps guerrier de Jeanne en son temps est un corps porteur de transgressions qui sait pourtant unir les soldats au tour de l’espérance.

 

 

Jeanne guerrière est un contre exemple parfait des croyances qu’ont ses contemporains de l’inaptitude des femmes à la guerre. Aux chevaliers la guerre, aux paysans le travail de la terre, aux femmes les tâches domestiques. La singularité inédite de Jeanne réside dans son appropriation des attributs d’une masculinité éminemment virile, attributs dont le chevalier de la  Guerre  de Cent Ans  est  le  paradigme.  Lors  du  procès  de  condamnation,  dans  son réquisitoire, le promoteur condamne le fait qu’ « elle s’équipa à la manière des hommes d’armes.». Ainsi, elle porte une armure, chevauche un cheval, a droit à un étendard, est dotée d’une épée… Tranvestie1 c’est-à-dire habillée volontairement en homme de façon durable (quasi vingt-sept mois) à la mode du chevalier dans le civil, en armure et armée sur les champs de bataille, Jeanne transgresse par son apparence puisque Jeanne ne porte pas les vêtements féminins comme il est préconisé par l’Ancien Testament, le Deutéronome mais ceux d'un capitaine en campagne. Par cette durabilité qui constitue la transgression majeure, elle indique clairement qu’elle est la femme habillée en homme. Il ne s’agit pas d’un travestissement ponctuel autorisé lors du carnaval, temps festif de défoulement qui autorise un renversement  des  codes  vestimentaires  mais  d’une transgression  volontaire qui  permet  à Jeanne de revendiquer ainsi la valeur ontologique de l'apparence du corps masculinisé ou guerrier puisque le non déguisement manifeste alors la vraie personnalité tant il montre ce qu’elle veut être et montrer aux autres.

 

L’habit chevaleresque symbolise des valeurs inséparables de l’honneur masculin chantées par la littérature épique : l’épée en forme de croix renvoie à la loyauté et les «sentiments droits qui s’opposent à la félonie et ils doivent être accompagnés de la pietas, d’un esprit de justice au service de Dieu ; le heaume (casque) protège des péchés et des tentations, le haubert (cotte de maille) symbolise le courage pour lutter à la fois contre ses propres vices et contre les ennemis extérieurs. Ces armes et ces vertus ne peuvent pas être dévolues aux femmes car aucune n’a le droit d’être adoubée pour devenir un chevalier combattant. «L’apparition de Jeanne suscita chez tous l’étonnement et la curiosité voire chez certains le refus devant le scandale qui menaçait l’ordre des choses2»  car elle n’est pas homme mais plus tout à fait femme.

 

Elle transgresse aussi en rompant avec son milieu social et environnemental habituel ce qui marque un changement plus profond de nature : en côtoyant la soldatesque souvent brutale, en portant l’étendard  et la lance, en supportant la fatigue des camps, en lançant lettres de défi au ton martial avant d'attaquer les Anglais, elle n'est plus et ne redeviendra plus jamais une jeune fille obéissante. Dorénavant, Jeanne adopte l’attitude du garçon noble dont il est attendu socialement qu’il se sépare de son milieu pour aller en homme affronter gaillardement le monde.  Même  si  elle  porte  le  titre  de  chef  de  guerre,  et  même  si  ses  compagnons  lui reconnaissent des talents militaires qu’ils admirent, elle n’est pas chef de guerre au sens de général principal de l’armée royale car seuls les princes peuvent réellement commander des armées imposantes3. Jeanne se montre essentiellement une meneuse d’hommes et son action psychologique importante a un rôle de catalyseur d’énergies. N’ayant peur de rien, sur le champ de bataille, elle sait insuffler « la confiance et l’élan dans le camp des armées du roi» par ses paroles enthousiastes et pleines de conviction. Par son charisme certain, elle a la capacité d’exercer une «influence personnelle4» sur les autres, et entraîne au combat les hommes même les plus découragés.

 

Elle incarne ainsi pour son camp l’espérance : l’espérance qu’une vierge vienne sauver la France et pour nombre de ses contemporains «elle est la vierge inspirée [de Dieu] dont on peut attendre n’importe quel miracle», l’espérance de victoires et surtout de la victoire finale qui fera déguerpir les Anglais du sol français, et donc de la reconquête du territoire occupé ; l’espérance de la légitimité d’une guerre juste qui assoira la légitimité des prétentions du français Charles au trône de France contre celles de son concurrent anglais. Les poètes de son temps (par exemple, Alain Chartier, Christine de Pisan) chantent la geste de Jeanne sauveur providentiel, qui condense cette espérance.

 

 

1 Tranvestime : « Anglicisme qui permet de décrire mieux que le mot « travestissement » la décision prise par une femme de traverser les barrières des genres en prenant durablement un habillement qui n’est pas habituellement assigné à son sexe » définition du terme par Nicole Pellegrin, « Comment habiller jeanne d’Arc ? Le travestissement guerrier et quelques artistes anglais (e) et français (e) dupremier XIXs », in travestissement féminin et libertés, sous la direction de Guyonne-Leduc, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 350.

 

2 BEAUNE Colette, Jeanne d’Arc, Paris, Edition Perrin, 2004, page 192.

 

 

 

 

2- Jusqu’au XIXe siècle, ce corps guerrier transgressif ne peut pas être représenté comme corps masculinisé car il est porteur de fantasmes à décoder. Les figures bibliques sauveuses de peuple sont à l’honneur dans cette lecture fantasmée allégorique.

 

 

Avant le milieu du XIXe siècle, l’iconographie de Jeanne d’Arc est réduite. S’intéresser à l’image de Jeanne guerrière c’est interpeller les représentations de ses contemporains qui construisent le corps iconique de Jeanne en fonction des représentations et des codes mentaux du corps social. Grâce au premier portrait de Jeanne (commandé par les échevins d’Orléans entre 1557 et 1581) intitulé «Jeanne des échevins d’Orléans» (figure 1), nous lirons mieux le corps iconique de Jeanne guerrière en son temps et saisirons les enjeux d’unité nationale qui se construisent progressivement. Aucun portrait de Jeanne n’a été réalisé en son temps et ce tableau pose des canons qui s’affirment comme modèle iconographique jusqu’en 1837. Il inspire donc de nombreuses copies. Ici, le tableau propose une Jeanne dotée des attributs de Judith, une héroïne de la Bible qui a coupé la tête d’Holopherne lors du siège de Béthulie et a ainsi sauvé son peuple. Ce basculement légendaire inscrit Jeanne prioritairement comme figure de l’héroïsme militaire, comme preuse mais occulte d’autres aspects religieux, mystiques. La lecture allégorique s’impose. Comme en Occident, l’identité de la personne est avant tout chrétienne et catholique, Jeanne porte une robe et est montrée en femme. La masculinisation de Jeanne avec ses cheveux courts coupés «au bol», ses vêtements masculins est inconvenante et inenvisageable, inenvisageable car inconvenante. Cette déféminisation voulue par Dieu pour effectuer une mission précise et guerrière lui est reprochée au cours de son procès : elle est accusée de vouloir perturber l’ordre sexuel et social voulu par Dieu, de transcender les lois du genre. On pourra y voir une auto-oblitération de soi ou une renaissance à un état de complétude perdu. En tout cas, en robe Jeanne retrouve l’ordre social et cosmologique qu’elle a bousculé et elle est réconciliée avec les théologiens. Toute vierge doit avoir les cheveux longs, ici, ils sont enserrés dans un couvre-chef emplumé qui renvoie par les cinq plumes à la séductrice Judith et par son chapeau masculin à la virilisation car il n’est pas drapé mais façonné. L’ambigüité subsiste ! Le panache blanc signe la pureté physique et morale et plus tard, la monarchie. Le collier symbolise la noble dame, qu’elle n’est pas par la naissance mais incarne par ses vertus chevaleresques (courage, loyauté, recherche des honneurs, prudence, expertise en stratagèmes de guerre, dons pour le commandement). Elle porte l’épée en l’air. L’épée arme offensive valorisante constitue un marqueur fort dans la panoplie du chevalier. Mais Jeanne dénie cet attribut militaire : elle a catégoriquement affirmé n’avoir jamais tué personne de son épée et n’avoir distribué ses coups qu’avec le plat de la lame pour ne blesser personne réellement. De même, elle ne brandit pas l’étendard, symbole d’une identité ou de l’aide donnée par Dieu, et ne l’impose pas comme arme offensive. Il semble plutôt être un prolongement de Jeanne car il sert de guide aux soldats : présent et visible sur le champ de bataille, il fait fuir l’ennemi mais « absent, le succès change de camp5 ». Il fonctionne comme un porte bonheur et elle, Jeanne, peut fonctionner comme une mascotte.

 

Ainsi, la représentation du corps guerrier hybride de Jeanne représente un mix sexuel et idéologique : à la fois chevalier valeureux, voire inflexible, prêt à combattre et mourir pour son idéal et sa mission et femme chrétienne. Mais, à la fin du XIXe siècle, la représentation

du corps guerrier de Jeanne se modifie en fonction des débats politiques.

 

 

 

3 Selon l’historien Philippe CONTAMINE, Jeanne a le rang subalterne d’un capitaine de compagnie, titre en fait

assez vague.

4 BEAUNE Colette, Jeanne d’Arc, Paris, Edition Perrin, page 109.

5 BEAUNE Colette, Jeanne d’Arc, Paris, Edition Perrin, 2004

 

 

 

 

3- Ce corps guerrier masculinisé au XIXe siècle se construit comme emblème de la nation française à défendre : de la Résistance nationale à la résistance identitaire.

 

 

La  IIIe  République  (1870-1940)  met  à  l’honneur  la  figure  guerrière  de  Jeanne  d’Arc. L’histoire complexe des « deux France » (la catholique contre la laïque, la monarchiste contre la républicaine, la modérée  contre l’extrémiste) bipolarise la figure de Jeanne.  Dans  les moments de guerre (1870, Première et Seconde Guerre Mondiale), de décomposition du pays, l’image de Jeanne sert à faire unité dans la nation. Elle finit à la fin du XIXe siècle par correspondre à la réalité historique et être totalement masculinisée pour incarner l’esprit de Revanche né de la défaite française de 1870, puis la lutte contre l’ennemi étranger.

 

En 1896, Louis Maurice, Boutet de Monvel connaît un succès international avec un livre d’enfants qui raconte l’épopée de Jeanne et il contribue à diffuser auprès d’un large public l’image de Jeanne telle que nous l’avons en tête aujourd’hui (cheveux courts, entièrement en armure, armée et avec étendard). Si nous regardons la page de couverture (figure 2) nous assistons à un véritable acte militant : Jeanne est à la tête d’un rang de fantassins portant le pantalon garance et la capote bleu horizon, et le drapeau dessiné est tricolore avec pour nom Valmy. Ainsi, l’armée française est prête à venger 1870 et à reconquérir l’Alsace Lorraine,

«les deux enfants perdus » selon Jules Ferry.

 

 

Mais dès 1914, l’iconographie de Jeanne peut proposer une fusion totale entre Jeanne et Marianne, symbole de la République. Le dessin de 1914 intitulé «Erreur Apache » d’Henri Gabriel Ibel (figure 3) nous montre un système d’emboîtement syncrétique. En effet, apparait au premier plan Marianne, complètement drapée dans la cape en haillons des divisions franco

- françaises, et elle est menacée par un soldat prussien sournois prêt à l’attaquer par derrière. Alors, Marianne ouvre sa cape et surgit l’armure de Jeanne d’Orléans qui fait fuir l’Allemand. Le texte double le dessin pour renforcer l’effet de Jeanne/Marianne sur cet ennemi devenu soudain poltron. Cette allégorie nettement républicaine reste rare car la majorité des cartes postales évoque plutôt un caractère catholico-national où Jeanne est toujours munie d’un drapeau  à  fleur de lys,  fleur symbolisant  la  Vierge Marie  (figure  4).  Malgré cet  aspect catholique, Jeanne est acceptée par des mécréants socialistes ou non qui préfèrent la Gueuse, la République car grâce aux historiens républicains Jules Michelet, Jules Quicherat et Henri Martin la vision de Jeanne a été totalement renouvelée et ils popularisent  l’identification de Jeanne au peuple, ce «monde muet [qui par elle] a pris une voix».  «Un patriotisme des humbles, le patriotisme de Jeanne d’Arc, paysanne de France abandonnée par son roi et brûlée par l’Eglise» anime les petits, sans grades qui se tournent vers Jeanne pour conjurer leur peur de mourir, pour être protégés par une sorte de « gris-gris » (certains poilus ont sculpté en divers matériaux des Jeannes qu’ils portaient sur eux). Elle transcende toute appropriation catholique ou politique et son culte à l’apogée au début du XXe siècle a pour acmé le 18 mai 1919, date qui inaugure la première fête nationale de Jeanne d’Arc.

 

Autre temps fort de son historiographie, la Seconde Guerre Mondiale. Sous l’Occupation Jeanne est déchirée à l’échelle nationale entre la propagande vichyste (antisémitisme, anti- bolchévisme, anti-républicanisme, et anglophobie) et la propagande gaulliste. Les analogies entre Jeanne d’Arc et le Général de Gaulle sont si nombreuses qu’elles mériteraient tout un livre (ce que suggère d’ailleurs Maurice Agulhon). Deux phases peuvent être distinguées. La première est faite de la rhétorique gaullienne durant la guerre pour que s’opère l’identification entre les deux figures charismatiques assimilées au même modèle de libération de la Patrie, de résistance face à l’envahisseur et face à l’œuvre propagandiste de Vichy. La seconde plus iconographique est le fait des médias et de caricaturistes après la guerre qui insiste sur la symbolique du libérateur, de l’homme providentiel et d'identification mythique au sauveur. Deux dessins de Philippe Delestre (figure 5 et 6) illustrent cela. De Gaulle en faisant comme s’il empruntait à Jeanne sa propre croix de Lorraine se présente comme l’héritier direct de la Pucelle d’Orléans alors que bien entendu cette croix n’appartient en rien à Jeanne, comme le continuateur de l’œuvre de rassemblement de Jeanne et ainsi, issu de la même veine qu’elle, l’identification à l’homme providentiel peut se poursuivre.

 

Après la mort du général de Gaulle, le culte johannique s’estompe mais au début des années 1980, un autre homme charismatique prétend se réserver les vertus de Jeanne : Jean Marie le Pen, ancien combattant  de la guerre d’Algérie et président fondateur du Front National. D’emblée, Jeanne guerrière est récupérée comme vestale d’un nationalisme exclusif et xénophobe, comme symbole identitaire assez traditionnel. Elle est instrumentalisée comme figure résistante à un nouvel envahisseur moderne : les immigrés. Bouter les immigrés hors les frontières de France sonne comme un slogan simpliste voire un logo publicitaire. Le processus d’identification Jeanne / le Pen est d’autant plus efficient  que le parti institue sa propre manifestation (bien médiatisée) en hommage à Jeanne d’Arc.  Jean Marie le Pen en profite chaque fois pour divulguer dans son discours un message qui l’apparente à Jeanne. Il se présente comme le seul à pouvoir s’opposer à une France décadente en pleine crise sociale et économique et il théâtralise en mettant en avant l’analogie du prophète d’une certaine vérité nationale condamné à être le martyr-héros, la victime d’une «classe médiatico-politique» hostile et pilotée par le complot juif.  Manipulation et démagogie pour rassembler tous les mécontents de tous bords sont des armes acérées : le rassemblement en l’honneur de Jeanne d’Arc se fait le 1er Mai et non le 8 mai, jour de la levée du siège d’Orléans et non le 8 septembre, date à laquelle Jeanne a été blessée à Paris. Ainsi, le choix du 1er Mai pour cette «fête de Jeanne d’Arc et des travailleurs» relève probablement d’un contre symbole de la journée de l’internationalisme ouvrier. Le but est de «fédérer l’ensemble des nationaux, qu’il s’agisse des nationalistes conservateurs, des nationalistes révolutionnaires, des catholiques traditionnalistes,  des  néo-droitistes  ou  des  monarchistes».  Le  corps  guerrier  de  Jeanne accaparé par Jean Marie le Pen reflète son désir de continuer à activer son processus d'identification au mythe de l'homme providentiel jusqu'à sa consécration finale (même si c’est par le biais de sa fille Marine) qui doit suivre sa consécration temporaire de 2002.

 

Conclusion  :  Le corps  guerrier de Jeanne est  une image qui permet  la personnification féminine d’idéologies parfois antagonistes même si elle concentre l’idée de rassemblement. Tout comme Jeanne guerrière-envoyée de Dieu, des hommes se veulent aussi providentiels et résistants pour défendre la Patrie en danger quitte à déposséder ou dévoyer ce qui caractérisait Jeanne au départ. La récupération partisane de Jeanne continue et nul doute qu’une autre Jeanne d’Arc fera son apparition à l’instar de ce que Maurice Barrès affirmait «d’époque en époque, on découvre dans Jeanne des choses qu’elle portait, ignorées d’elle-même, invisibles à tous, inconnues dans son âme».

  • figure 2 pour Jeanne D'Arc selon Louis Maurice, Boutet de Monvel

  • figure 3 pour "Erreur Apache" d’Henri Gabriel Ibel

  • figure 4 pour carte postale à caractère catholico-nationalfigure

  • 5 figure 6 : deux dessins de Philippe Delestre sur l'identification de l'homme providentiel à Jeanne d'Arc

 

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