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La gourmandise est un vilain défaut[i]

 

Damien Guyonnet,psychologue clinicien, psychanalyste, docteur en psychopathologie (Paris 7).

 

 

Elle : « Tu vois mes pieds dans la glace ? » Lui : « Oui. »

Elle : « Tu les trouves jolis ? » Lui : « Oui, très. »

Elle : « Et mes chevilles tu les aimes ? » Lui : « Oui. » 

Elle : « Tu les aimes mes genoux aussi ? »

Lui : « Oui, j’aime beaucoup tes genoux. »

Elle : « Et mes cuisses ? » Lui : « Aussi. »

 

Jean-luc Godard, Le Mépris

 

Le corps se conjugue avec le verbe « avoir » – j’ai un corps, tu as un corps… Est-ce une évidence ? Une transformation de notre rapport au corps a lieu actuellement et chacun peut en faire l’épreuve. Disons le ainsi : il nous est de plus en plus difficile d’avoir un corps, c'est-à-dire de l’habiter, en toute certitude et en toute sérénité. Lorsque ce ne sont plus les identifications idéales qui nous orientent mais le registre de la satisfaction immédiate de l’objet consommable, toujours interchangeable, notre rapport au corps change, inévitablement. Désormais il nous échappe, nous joue des tours et n’en fait plus qu’à sa tête. De même, il nous apparaît de moins en moins unifié. La médecine le met à nu, le transperce (IRM) et le découpe, la publicité l’habille et le bichonne, partie par partie. Ainsi, suivant les nouveaux discours dominants, vous n’êtes plus qu’un organe à soigner, une apparence à entretenir, ou enfin, une oreille, un regard, une bouche à satisfaire. Mais est-ce encore votre corps ?

 

La publicité à la rescousse

« Corps outragé ! Corps brisé ! Corps martyrisé ! Corps dépossédé, mais corps libéré, libéré par lui-même, libéré par nous, les publicitaires. » Vous qui peiniez à avoir un corps, on vous en restitue un, bien formaté. Mais soyons clair, la démarche publicitaire s’inscrit dans une logique de rééducation corporelle. Elle prend acte du fait qu’avoir un corps ne va plus de soi et propose au citoyen de se le réapproprier en suivant quelques directives qui sont autant de discours pré-établis sur ce que c’est qu’avoir un corps. Tout ceci se développe sur fond de crise d’appartenance du corps, en accentuant cette « dépossession », mais en donnant l’impression du contraire. Au moment même où l’on vous fournit les outils nécessaires pour qu’il vous appartienne de nouveau, il cesse de vous appartenir vraiment. Pire, les objets que l’on vous vend, non seulement ne délivrent aucun savoir sur votre corps, mais n’apportent aucune réponse concernant les grandes questions qui l’animent (la sexualité, la vie, la mort). L’objet, asexué et inanimé, déboussole plus qu’il n’oriente.

 

Des messages paradoxaux

Depuis quelques mois, des messages dits « sanitaires » accompagnent la publicité de certains produits alimentaires[ii]. Cela s’inscrit dans un programme d’éducation nutritionnelle pour la santé des citoyens[iii]. Ces messages, qui redoublent ceux de la publicité – redoublement dans tous les sens du terme car, rappelons-le, le slogan publicitaire délivre lui aussi un message sur le corps –, constituent selon nous une forme de « double contrainte »[iv], pour reprendre un concept issu des théories de la communication (des travaux de l’école de Palo Alto, dont la figure de proue est Paul Watzlawick). S’opère un décalage, simultanément, entre un contenu publicitaire (présentant par exemple de délicieuses friandises) et le message de prévention, d’information en bas de l’écran indiquant qu’il n’est pas bon pour notre santé de manger trop sucré ou de grignoter entre les repas. Les deux sont dans une certaine mesure contradictoires. Ainsi chaque publicité annonce-t-elle une chose et son contraire. Or, les conséquences pour un sujet, soumis au double-bind sont, selon les spécialistes de cette théorie, confusion et perplexité, ce qui peut déboucher, toujours selon eux, sur certaines pathologies mentales. Nous voilà avertis !

 

Un corps paradoxal

Vous devez manger, bouger, dormir comme il faut et ce qu’il faut, nous dit-on en substance. L’injonction moderne est celle-ci : « Jouissez, mais comme il faut ! » Remarquez que dans cette société de la transparence généralisée, ce n’est étrangement pas le « qui êtes-vous ? » qui intéresse les politiques, les publicitaires, mais le « que faîtes-vous ? ». Ainsi, l’individu nouveau est réduit à son comportement (alimentaire, vestimentaire, amoureux…). Alors, il peut être évalué. « Que mangez-vous ? », critère qualité. « Dans quelle proportion ? », critère quantité. Et puisque les comportements sont issus d’un apprentissage, il doit bien être possible de les rectifier.

Renseignements pris, on vous délivrera des règles sur ce qui est bon pour votre corps. Au travers de ces campagnes publicitaires axées sur la santé on considère qu’il est possible de modifier les habitudes de chacun, en prônant la juste mesure, tout en préservant le prétendu facteur plaisir. Mais un autre facteur est rejeté, celui de la satisfaction pulsionnelle. Nous retrouvons finalement dans cette démarche de santé publique ce qu’Aristote préconisait dans son Éthique à Nicomaque : la mesure contre l’excès.

Seulement l’organe ne peut se réduire à sa fonction, encore moins à un comportement. Voyez l’anorexique, quand bien même sait-elle que la bouche entre en fonction pour l’alimentation, cet organe ne lui sert pas à manger. Elle lui assigne une fonction singulière et inconsciente. Ainsi ne souffre-t-elle pas d’un soi-disant « trouble du comportement ». De même, nous dirons, à titre de provocation, que le fou qui ne mange plus du fait d’une voix qui le lui interdit sous peine de subir les pires atrocités a un comportement logique et approprié.

 

Le plus beau des discours

Finalement, quel discours sur le corps trouverait encore grâce à nos yeux ? Quel serait le plus beau traitement du corps ? Quel discours tissé de semblant sied encore à ce corps si malmené ? Ne serait-ce pas le discours amoureux dont Roland Barthes a su si bien isoler des fragments et qu’un film comme Le Mépris effleure si justement ? Un homme, une femme dans la pénombre, un miroir ; un fond sonore signée Georges Delerue. Moteur, reprenons la scène :

Elle : « Tu vois mon derrière dans la glace ? », lui : « Oui. » Elle, diablement insistante : « Tu les trouves jolies mes fesses ? » Lui, diablement… : « Oui, très… Ça va. » Puis sont évoqués les seins, leurs pointes même, puis les épaules et le visage, enfin la bouche, les yeux, le nez, les oreilles. Et la jeune femme de conclure : « Donc tu m’aimes totalement. » Lui : « Oui, je t’aime totalement, tendrement, tragiquement… ». Elle : « Moi aussi Paul. » Si Camille dresse l’inventaire de ses bouts de corps, c’est tout simplement pour être aimée dans un au-delà et comme totalité. C’est le miracle de l’amour. Et qui mieux que Brigitte Bardot pouvait, à l’époque de la croissance naissante, offrir au spectateur avide, comme en contre-pied, un corps fait pour l’amour et non pour la simple consommation de l’objet ?

 

 

 

[i] Article paru initialement dans la revue « Le Diable probablement » (n°4, 2010).

 

[ii] Ils sont au nombre de quatre : « Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour » ; « Pour votre santé, pratiquez une activité physique régulière » ; « Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé » ; « Pour votre santé, évitez de grignoter entre les repas ».

 

[iii] Lancé en janvier 2001, le Programme National Nutrition Santé (PNNS) s’appuie largement sur les travaux du Haut Comité de santé publique de 2000 (HCSP) au sein duquel s’inscrivent les actions menées par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES). Programme, Haut comité, Institut, la chose est sérieuse.

 

[iv] La double contrainte (double-bind) consiste en une communication marquée par deux messages de niveaux différents et non congruents. Par exemple, gronder un enfant tout en lui souriant. Dans la même logique, nous avons « l’injonction paradoxale » où se retrouve un message qui, en même temps, nie ce qu’il affirme et affirme ce qu’il nie. Par exemple, « Soit spontané ! », ou encore, « Arrête d’écouter les personnes qui te donnent des ordres » (voir les travaux de Lydia Fernandez sur l’approche systémique, disponibles sur Internet).

 

 

 

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