top of page

Vers des pulsions post-humaines

 

Fabrice Bourlez, philosophe à l'Esad de Reims, psychologue clinicien à l'Hôpital de Jour de la Mgen de Rouen, psychanalyste. 

 

Les corps contemporains ne se limitent plus, comme aux temps du modernisme tout puissant, à observer de loin les prodiges de la technique, -fières fourmis rassemblées face à la monumentalité du Cristal Palace, de la Tour Eiffel ou du Chrysler Building...

Ils n'évoluent pas seulement dans des environnements hautement technologiques (zone wifi, caméras de surveillance,

cyber-espaces...). Mais ils se construisent dans un lien toujours plus étroit, fait d'intimité et de dépendance, avec les technologies du capitalisme avancé.

 

Inextricablement, depuis l'échographie prénatale, en passant par les pharmacologies les plus diverses - antivirales, antibiotiques, antidépressives, contraceptives, mais aussi antigraisses ou anabolisantes -, jusqu'à la pose de prothèses aussi innombrables que variées (seins, dents, hanches, reins, pacemaker, ongles, cheveux, muscles fessiers et abdominaux...), les corps prennent des contours extérieurs et intérieurs qui redessinent progressivement la physiologie humaine.

 

Sur les réseaux sociaux, l'ukrainienne Valeria Lukyanova et le brésilien Rodrigo Alves mettent en spectacle leur infinie malléabilité et leurs efforts soutenus pour ressembler respectivement aux poupées Mattel Barbie et Ken par l'entremise de la chirurgie esthétique. Ces jeunes gens aux idoles hautement synthétiques - regard vides, corps pleins - incarnent moins d'exceptionnels phénomènes de foire qu'ils n'illustrent les paradoxes des corps à l'heure des sociétés hyperindustrielles. Cernés par une infinité d'images, capables de modeler concrètement leurs formes grâce à la magie conjuguée de la fée électricité, du World Wide Web et des intérêts capitalistes, nos corps sont, au plus profond de leur chair, à la croisée de la nature et de l'artefact technologique.

 

Toujours plus, ils s'avancent dans un champ de dé-constructions, de contaminations, de transformations de ce que l'humanité avait (trop longtemps ?) cru immuable :  genre, race, voire même individu, gène ou espèce. L'hybridation de l'artificiel et du naturel constitue l'une des caractéristiques les plus fascinantes, mais sans doute aussi des plus dangereuses, de notre époque : sous l'emprise des flux capitalistes mondialisés, nos chairs et nos peaux s'architecturent à grands renforts de bio-génétique, de produits de synthèse et d'interventions chirurgicales.

 

Pour penser les contradictions inhérentes aux devenirs de nos corps, la philosophe et féministe italo-australienne, Rosi Braidotti, propose d'assumer, sans technophobie passéiste ni technolophilie béate, ce qu'elle n'hésite pas à qualifier de tournant post-humain (The posthuman, Cambridge, Polity, 2013). Selon elle, admettre que nos corps sont actuellement formés par des alliances technologiques inédites n'implique pas que l'on sombre dans la science-fiction la plus catastrophiste mais peut, tout au contraire, nous mener à des transformations décisives dans nos modes de pensée. A l'aube du XXIè siècle, plutôt que de déplorer la chute des idéaux universels de l'humanisme et le manque conséquent de repères structurant pour les sujets, le passage de nos corps à la post-humanité se doit d'entrainer de joyeux mouvements de pensée, des élans conceptuels, des créations encore inédites en mesure d'affronter, de manière plus clinique que critique, les mutations qui nous façonnent et les innombrables questions éthiques qui en découlent.

 

Braidotti a lu Nietzsche, Foucault et Deleuze. Forte de ce bagage théorique, elle tourne le dos sans trop de regrets aux valeurs de l'humanisme car celles-ci seraient encore trop ancrées dans la centralité dominante de l'homme, blanc, machiste et hétérosexuel sur le reste du monde. Passer au post-humain, c'est, dès lors,  éviter l'anthropocentrisme pour laisser la parole aux altérités constitutives du règne de l'homme sur la terre. Pour le triomphe des droits de l'homme, combien de femmes, de peuples non occidentaux, de minorités sexuelles, animales, végétales et technologiques relégués au silence ? Combien de différences non considérées, combien de modes d'existence jugés secondaires ? Le post-humain, approche le vivant, non plus sous le seul angle de l'homme, installé au sommet de sa pyramide, survolant les territoires de l'identité avec certitude,  mais du milieu des infinies connexions qui nous situent au sein d'un monde où un continuum techno-naturel s'impose avec force et relie l'humain au non-humain. Chez Braidotti, un vitalisme transversal, à mi-chemin entre le plus biologique et le plus artificiel, substitue les représentations classiques du sujet pour appréhender la constitution  mouvante et plurielle de nos subjectivités.

 

Bref, l'avènement des nouvelles modalités de vivre le corps implique un renouveau théorique en mesure de ne pas répéter les erreurs des représentations humanistes du monde dont l'histoire du XXè siècle nous a largement montré les effets dévastateurs.

Dans quelle mesure ce passage à la post-humanité affecte-t-il le sujet de la psychanalyse ? L'abandon du paradigme humaniste

a-t-il pour conséquence la liquidation de la découverte freudienne au profit d'une gestion du soi plus performante parce qu'évitant les équivoques du langage ? Tout au contraire,  il nous semble nécessaire de suivre les avancées théoriques de Braidotti, en particulier leur attention féministe et leur insouciance quant à l'échec du projet progressiste des Lumières, pour insister sur l'actualité de la subversion psychanalytique. Comme Foucault l'avait déjà demontré dans les derniers chapitres de Les mots et les choses - la pensée issue de l'inconscient ne tient pas particulièrement à la figure de l'homme. Elle contribue plutôt à son effacement. Si notre présent est d'ores et déjà post-humain, il s' agit de saisir comment les reconfigurations du corps affectent nos pulsions. Freud, dans sa Note sur le bloc magique , montrait le plus vif intérêt sur la façon dont un instrument de retranscription pouvait le renseigner sur les mécanismes de la psyché. C'est de la même curiosité dont nous devons faire preuve pour accueillir les nouveaux symptômes (anorexie, boulimie, toxicomanie, cyber-addictions aux jeux, au shopping, à la pornographie, ...) et voir dans quelle mesure ils nous orientent vers le repérage de pulsions post-humaines.

bottom of page