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Crise du corps,  instabilité de l’image, crise de la psychanalyse.

Markos  Zafiropoulos, psychanalyste, directeur de recherche au CNRS et à l'Ecole Doctorale Recherche en psychanalyse de l'Université Denis Diderot , membre du comité de Direction du CRPMS.

 

Pour aborder du point de vue de la psychanalyse la délicate question de ce que l’on appelle volontiers le corps en crise dans la postmodernité il suffit de se reporter au développement des tenants de la société liquide, du déclin du père et du vidage de la  fonction symbolique pour imaginer que les structures sociales et subjectives du sujet de la névrose ont laissé place à une liquidité produisant un sujet postmoderne, à la limite de je ne sais quoi, mais pris dans une psychose généralisée où une perversion du même type ; un sujet non pas vraiment liquidé mais  forcément liquide  et se présentant volontiers par le bout des pathologies de l’acte ou des pathologies somatiques avec l’idée que là où il n’y a plus de langage il y a l’acte et le corps devenu malade, l’indistinction des sexes etc. Puis, vient en général l’idée d’un corps pâtissant des ravages du discours de la science qui aurait  lui-même forclos le sujet dans sa monstrueuse alliance avec le fameux discours du capitaliste devenu une sorte de surmoi collectif poussant les foules dans une jouissance sans limite au premier rang de quoi les toxicomanies, les automutilations, les pathologies somatiques  auxquelles le sujet est perpétuellement supposé recourir pour se faire un corps ou un sinthome. Bref l’homme du XXIe siècle serait caractérisé par  une passion inédite, celle  de se faire un corps selon le syntagme lacanien employé hier pour la stabilisation des psychoses et aujourd’hui larga manu à tout bout de champ (freudien). Son corps est en crise, comme la petite bourgeoisie, le symbolique, la foi, l ‘économie, le couple, la jeunesse etc.

Tout ceci n’est pas absolument faux mais pour répéter ce que l’on croit savoir, inutile de faire le voyage d’Ahènes. C’est pourquoi il fallait d’abord rappeler  ce point de vue pour le déconstruire[1] avant de commencer la recherche et se demander ce qui motive le fait que le corps soit une sorte de point de condensation quasi hypnotique pour cette option évolutionniste  de la psychanalyse.

Allons tout droit : ce point d’hypnose théorique  tient au fait  que, de statut, si l’homme croit avoir un corps c’est par l’illusion que lui offre le stade du miroir. Mais  tous n’aperçoivent  pas cette bienheureuse illusion névrotique (les sujets autistes par exemple), d’où d’ailleurs l’impossibilité logique de parler  à leur propos d’automutilation comme je l’entend fréquemment, pas plus que d’autoérotisme puisqu’il s’agit de sujet sans moi. Donc pas d’auto quoi que ce soit …J’ajoute aussi que même aperçue l’image du corps n’est pas stable comme le montre l’attrait du miroir caractérisant par exemple l’entrée dans la psychose ou de manière plus discrète les moments de dépersonnalisation qui affectent le régime ordinairement névrosé de cette illusion d’avoir un corps. Bref, le corps de manière structurale comme le moi, est donc cliniquement  sujet à la crise car, c’est une illusion et une image toujours incomplète dont la fixité jubilatoire est aléatoire et toujours passionnément recherchée par le sujet vivant cette instabilité dans l’angoisse. D’où ce que l’on appelle le « souci des apparences »,le  souci du masque et de la bonne forme, le développement industriel des dispositifs de top forme où chacun est prié d’aller se refaire un moi (musculation pour les hommes, chirurgie esthétique pour les femmes…) est-ce nouveau ?  Non. Il y a longue date que les sociétés ont inventé des dispositifs visant à stabiliser l’image du moi dans des  dispositifs multiples que l’on voit d’ailleurs ressurgir aujourd’hui en occident comme les  tatouages ou  les scarifications, et d’où aussi  l’idée d’avoir un masque qui peut se perdre dans la honte et l’humiliation.  Idée très ancienne que l’on retrouve de près et de loin mais qui ressurgit aussi par exemple avec l’expression d’actes liés aux codes d’honneur, qui par la grâce de la « mondialisation », les fait surgir au cœur de nos cités  pour être volontiers ressaisis du côté de la psychose  par une clinique trop ordinaire: meurtre pour un regard.

Bon, le corps comme le moi est antipathique à la psychanalyse car le sujet du corps parfait est celui de l’illusion narcissique et du fantasme  tandis qu’au lieu de courir après une image moi-idéal typique stable il  faut apercevoir avec la psychanalyse que  l’image au miroir, certes, fort jubilatoire, est  de statut trouée ( objet a) . Le  corps est  donc de statut en crise car le corps est troué, mais le sujet névrosé n’en sait rien sauf au moment de la mélancolie où le surmoi déchaine une véritable culture de la pulsion de mort visant à ravager le moi comme l’a démontré Freud depuis 1917[2]. Je soutiens qu’une bonne part des toxicomanies prend son départ d’une tentative de passage de cette mélancolie à une phase maniaque où le sujet cherche de nouveau à faire réapparaître une image complète de son corps ,c’est à dire un corps qui ne serait plus troué ni en crise ; rien de nouveau d’ailleurs non plus  dans cette manie des toxiques puisque toutes les sociétés ont leurs toxiques : l’alcool fut longtemps le produit d’élection en occident, aujourd’hui il est surclassé par les drogues de synthèse pour les hommes et les psychotropes pour les femmes tristes. Les formes changent pour tenter d’en finir avec la crise du corps qui est donc de structure non éliminable.

D’où l’idée analytique de se dépendre de l’illusion du corps pour en finir avec l’illusion de la crise, et l’intérêt des freudiens pour actualiser sans cesse les manières polymorphes dont le sujet et les sociétés tâtonnent sans cesse vers les dispositifs de stabilisation de l’image du corps dont la déstabilisation appelle une clinique différentielle déterminée par les structures freudiennes (névrose, psychose, perversion, ) la profondeur historique et la diversité culturelle des sociétés produisant ces  trop naïfs dispositifs de maintient de l’illusion.

 

 

 

 

[1] Voir M. Zafiropoulos Du père mort au déclin du père de famille : où va la psychanalyse ? PUF, Paris,2014.

 

[2] S.Freud «  Deuil et mélancolie » Métapsychologie, Paris, Gallimard ,1977.

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