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Sur la subjectivité en médecine et en psychopathologie

 

                                Υοrgos Dimitriadis, psychanalyste, maître de conférences Université Paris VII

 

   En psychiatrie, encore plus que dans les autres spécialités médicales, les notions de subjectivité et d'objectivité sont essentielles, déjà du fait de la nature des moyens dont les cliniciens disposent pour procéder au diagnostic ; c'est-à-dire le fait que les cliniciens prennent connaissance des symptômes surtout à travers la parole du patient. Il existe aussi des signes objectifs en psychopathologie mais la plupart des signes qui constituent le tableau clinique se déduisent à partir de l'entretien durant lequel la subjectivité du clinicien vient en interaction avec celle du patient à travers la parole. Celle-ci pourtant ne « signifie » pas de manière univoque. C'est-à-dire que, dans la mesure où les mots ne renvoient pas à des choses mais à d'autres mots, ce renvoi s'effectue de manière plus ou moins différente pour les deux interlocuteurs.

 

   Mais, au-delà des corrélations qui se font de manière consciente, les mots ont des échos différents pour chacun d'eux selon les corrélations qui se font chez eux de manière inconsciente. La « psychopathologie de la vie quotidienne », les lapsus par exemple, nous montrent ce fait d'une façon quasi apodictique. Au-delà de cet état de chose, que la nature du langage en tant que moyen diagnostique impose et, encore plus que pour le reste de la médecine, en psychopathologie, la subjectivité infiltre la manière avec laquelle le patient parle de ses symptômes. La psychopathologie du malade influence son interaction avec le clinicien. Ceci est patent, par exemple, dans des cas de mélancolie, de paranoïa et d'hystérie. Chez eux, le sentiment de culpabilité, la méfiance et la tentative de séduction caractérisent respectivement le style de l'expression du patient et induisent chez le clinicien des impressions qui peuvent avoir une valeur non négligeable quant au diagnostic. Pour le reste de la médecine aussi la façon avec laquelle le patient expose ses symptômes peut avoir une valeur diagnostique. Par exemple, dans des cas de négation de la maladie ou des cas d'hypocondrie et d'hystérie, voire de simulation de maladie, pour lesquels le clinicien est appelé à aborder le réel de la pathologie concernée au-delà des négations, des fantasmes ou de l'intention simulatrice de l'individu.

 

    Le psychanalyste écoute les symptômes, les lapsus, le récit d'actes manqués et de rêves, en tant que productions énigmatiques que le sujet de la conscience de l'analysant méconnaît, et, pour lesquels, il suppose un autre sujet, celui de l'inconscient. Ces formations de l'inconscient sont des propositions de transfert dans la mesure où l'analysant investit le psychanalyste en tant que (comme le disait Lacan) « sujet supposé savoir ». Ces formations ont, selon Lacan, structure de langage, d'un langage qui échappe à la conscience, même si son retour régulier, quoique discontinu, vient rappeler l'autre scène, à savoir l'inconscient. L'analyste se trouve en position d'objet pour l'analysant. L'objet autour duquel tourne la parole de l'analysant ; objet sans image mais aussi objet qui évacue les images que l'analysant lui projette. La position de l'analyste derrière le divan est censée créer des conditions favorables quant à cette « évacuation ». La psychopathologie, même si elle fonctionne surtout à travers le langage, cherche pourtant des tableaux cliniques et elle est, dans cette mesure, une clinique du regard, comme le reste de la médecine. Le psychiatre n'est pas en attente des signifiants du patient comme l'est le psychanalyste qui écoute l'association libre de l'analysant avec son attention flottante. L'écoute du psychiatre est plus active et interrogative. Michel Foucault disait, dans La naissance de la clinique, une archéologie du regard, que la médecine, du moment où elle est devenue scientifique, à partir du début du XIXe siècle, a obtenu un regard qui a cessé d'être en attente de l'observation du phénomène clinique comme c'était le cas de la tradition hippocratique – qui était valable encore jusqu'à ce moment-là. Son regard désormais savait, nommait et opérait. Ceci a permis aussi les progrès foudroyants qu'elle a faits depuis. Ce changement, en principe positif et impressionnant, qui a su profiter au plus haut degré des progrès technoscientifiques concomitants, a eu un grave effet secondaire. Ceci a provoqué le fait que la recherche ne soit plus orientée vers le malade mais vers la maladie. Le prima donné à la maladie – au détriment de la place accordée au sujet malade – comme le soutient Jean-Pierre Lebrun, a favorisé tout ce courant de thérapies parallèles, plus ou moins fiables, qui laissent, tout de même, la possibilité au malade de dire, non pas seulement où il a mal, mais aussi d'exprimer sa douleur. Si ces conséquences ont été maléfiques pour la médecine, elles sont pernicieuses en ce qui concerne la psychopathologie.

 

     La psychiatrie, en tant que spécialité médicale, a revendiqué le droit d'être jugée, en ce qui concerne son efficacité diagnostique et thérapeutique, selon les normes appliquées aux autres spécialités médicales quant à la probabilité d'erreur statistique. Nous savons que cet impératif a créé les conditions pour une simplification de l'abord diagnostique qui est devenu exclusivement empirique. À savoir, en vue de l'obtention d'un accord entre cliniciens – diversement orientés – se sont formés des critères diagnostiques sur une base simplificatrice et soi-disant athéorique. Selon cette logique, l'assemblage d'un nombre de signes cliniques et de symptômes, indépendamment de leur présentation et de leur intrication propre, implique le diagnostic de tel trouble mental précis. Ceci pourrait être justifié dans le cadre d'une recherche de grande envergure sur une population. Mais, dans le cadre de la clinique au quotidien, c'est désastreux. L'exigence pour un assemblage de critères sur une base quantitative en vue du diagnostic a diminué l'intérêt des cliniciens pour la psychopathologie. C'est-à-dire la manière avec laquelle chaque malade exprime individuellement la maladie mentale et ceci pas seulement comme état de détresse mais aussi en tant qu'issue existentielle de son histoire personnelle et des relations qui la constituent.

 

   Quand un psychiatre chercheur considère que ce qui est prouvé par les recherches scientifiques doit épuiser l'étude des maladies mentales, il ne fait pas seulement une erreur de syllogisme, (en prenant ses souhaits scientifiques pour la réalité), mais il fait aussi une forclusion du sujet. Double : celle du sujet qu'il est appelé à examiner, mais aussi sa propre subjectivité – qui inclut les raisons d'une telle objectivation immodérée. Ce n'est pas seulement la psychiatrie, mais la médecine contemporaine dans son ensemble qui souffre d'un tel excès d'objectivation. La commercialisation de la santé au point qu'on connaît actuellement n'est qu'un des effets secondaires de cette objectivation. Un autre effet secondaire est la tendance d'adapter les pratiques médicales – «τα δέοντα» pour utiliser l'expression hippocratique – aux possibilités techniques. Les interventions de changement de sexe, la fécondation médicalement assistée, les interventions de chirurgie esthétique, les soins intensifs sont des domaines dans lesquelles se pratiquent couramment des excès d'indication, sous prétexte que c'est techniquement (et financièrement) possible ; là où le sens commun aurait dû dissuader d'une telle démarche.

 

     Pour revenir à la psychopathologie, elle a pris pour objet d'étude, de nos jours, des situations que le phrénologue du 19ème n'aurait pas imaginé qu'elles pourraient concerner sa pratique. La dépression, par exemple, est devenue une catégorie diagnostique utilisée pour les situations les plus hétéroclites, au point d'être considérée comme une épidémie contemporaine. Dans nombre de cas, le sujet se plaint de ne pas pouvoir jouir autant qu'il « le devrait ». La société contemporaine ayant pris pour impératif, comme le soutient Charles Melman, la « jouissance sans limite », elle conditionne des idéaux de consommation : l'homme contemporain tend à considérer le manque comme pathologique. Jusque récemment, il considérait qu'il devait être à la hauteur quant à des situations qui le concernaient subjectivement et étaient en rapport avec sa constellation sociale. Ce désir d'être à la hauteur n'avait pas la jouissance comme souci principal. De nos jours, l'impératif de jouissance forme une impression d'homogénéisation des idéaux. Tandis que les disparités sociales et pécuniaires sont au zénith, chaque individu séparément a l'impression que la jouissance sans limite lui est abordable. Ce fait est une raison, entre autres, pour que son soi – son soi si peu « doté en jouissance » – le fatigue (comme le dit Ehrenberg) et devienne ainsi source de dépression. Mais si son soi le fatigue c'est parce qu'il s'est d'abord centré sur son soi et sa jouissance. La psychopathologie contemporaine est appelée entre autres à réagir à ce sentiment d'insuffisance, en l'appelant tantôt dépression, tantôt trouble d'adaptation ou autrement ; et en utilisant des substances qui montrent vite leurs limites dans la clinique quotidienne.

 

    La question n'est pas de refuser les avantages des abords scientifiques en médecine, et en psychiatrie plus spécifiquement ; loin de là ! L'abord scientifique qui s'appelle psychiatrie biologique a contribué considérablement à l'amélioration de la qualité de vie des malades. Mais il est nécessaire, pensons-nous, de situer ce progrès en rapport avec la dimension de la subjectivité dans le domaine de la maladie mentale. Dans plusieurs cas de psychoses, les psychotropes peuvent réduire l'aliénation que ces patients ressentent et, par ce moyen, faciliter leurs relations sociales. L'usage immodéré, au contraire, d'anxiolytiques et d'antidépresseurs, sous prétexte de troubles anxieux ou de dépression, dans certains cas au moins, débouche sur l'abolition de la motivation pour des questions importantes du sujet souffrant. Le terme détresse en grec est « απόγνωση », qui signifie étymologiquement « d’où j’obtiens un savoir ».

 

    Les scientifiques qui se sont occupés de la dernière édition du DSM (DSM V) trouvent que les néo-kraepeliniens DSM III et DSM IV créent l'impression erronée que les syndromes décrits sont des maladies, tandis qu'il ne s'agit que d'assemblages statistiques. Le poids qui a été accordé ces dernières décennies aux « troubles affectifs », à savoir la dépression et la psychose maniacodépressive (recyclée en trouble bipolaire), pourrait avoir affaire avec des facteurs secondaires quant à la pratique clinique et en rapport avec des facteurs relatifs à la facilité de formation de critères quantifiables, la facilité du diagnostic, l'existence de traitements biologiques et le commerce de ces derniers. C'est-à-dire des facteurs plus centrés sur la facilité et les services commerciaux qu'orientés vers l'intérêt du malade ; et nous forçons à peine le trait en disant ceci.

 

     Quelques théories de la psychiatrie qui s'inspirent des théories sur la modularité de l'esprit, de Jerry Fodor, – le fonctionnalisme – soutiennent qu'il y a des modules spécialisés dans le cerveau qui « traitent » les perceptions, le langage, etc. Selon l'une d'entre elles (la « théorie de l'esprit »), un tel module du cerveau peut « se mettre à la place d'un autre ». Ces thèses tendent d'opérer une objectivation de la subjectivité conçue de cette manière réductionniste. Sur la base de cette conception, quelques scientifiques, – surtout des neuropsychologues –, ont créé des modèles sur l'autisme, considéré dans ce cadre comme un trouble de la prise en compte du point de vue des autres. Malgré un certain intérêt de ces théories, elles ont le désavantage de simplifier à l'excès la clinique afin de la réduire à un trouble élémentaire d'un mécanisme cognitif. Mais cette simplification rend nulle la différence entre l'autisme et les agnosies neurologiques.

 

     Un sociologue, Alain Ehrenberg, et un anthropologue, Fernando Vidal, ont soutenu, indépendamment l'un de l'autre, l'hypothèse selon laquelle depuis les années 60 nous tendons d'identifier le sujet à son cerveau. Ils ont appelé, tous les deux, cette hypothèse (cette figure anthropologique selon le terme de Vidal) « sujet cérébral ». Selon Vidal, cette idée – que nous sommes notre cerveau – tire son origine de la philosophie de l'identité et de la matière du XVIIe siècle, mais elle a trouvé un appui concret dans les progrès effectués par les neurosciences après les années 60. Elle a créé aussi des conditions favorables pour l'expansion de toute une culture, appelée neuroculture – qui comprend des catégories comme la neuro-philosophie, la neuro-psychanalyse, la neuro-économie, la neuro-éthique, les neurosciences sociales, la neuro-théologie, etc. Nous vivons à « l'ère de l'encéphale » (brainhood) et ceci a des conséquences concrètes quant à des questions qui concernent la conservation de la vie, les droits d'auteur, et, de manière générale, tout ce qui a affaire avec la question de l'identité. Et ceci, de l'identité sexuelle jusqu'à la ressemblance physique du clone. Ainsi notre corps (et surtout notre cerveau) tend – à tort – à être confondu de nos jours avec notre être. C'est-à-dire que, selon cette idée, nous ne sommes pas notre histoire, nos relations sociales, les signifiants qui nous conditionnent, etc. Une autre idée relative à celle-ci est l'impression courante que nous avons notre corps à notre disposition et, par conséquent, que nous pouvons en disposer à notre guise. Ceci est une idéologie récente qui ne va pas sans poser quelques questions, entre autre légales : ai-je le droit de vendre mon rein ? Quiconque né avec une anomalie génétique a-t-il le droit de demander à être indemnisé par ceux qui l'ont laissé naître ? Avons-nous le droit d'exposer des cadavres comme ceci a été le cas dans l'exposition – soi-disant d'intérêt scientifique et artistique – Bodies, qui a eu lieu, il y a deux ans, à Athènes (et avant dans d'autres villes d'occident) ? Charles Melman[1], dans un texte au titre éloquent, Nécroscopie, a mis l'accent sur ce questionnement inédit.

 

 

 

 

 

[1] Cf. Le texte de  Charles Melman  « Νεκροσκοπεία » dans le journal grec  « Κυριακάτικη Καθημερινή » du 15/2/2009

 

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