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LE CLIFFHANGER

 

Lettre ouverte à mon frère

 

Kevin Poezevara, psychologue clincien CMP de Lognes (77), doctorant à l'Université de Paris VII.

 

 

 

 

Sur le seuil de la porte, d’une pièce sans fenêtre de la rue de paradis, concluant par là la soutenance qui devait m’accorder le droit de me présenter comme psychologue clinicien et poinçonnant sans le savoir l’instant à mi-chemin entre mes cinq premières années de fac et les cinq suivantes, Eric Toubiana m’a dit : « Et surtout, ne lâchez pas l’Image. »

 

Dois-je remercier ce terrible Tirésias de couloir ? il faut dire que ces dernières années la question l’image ne m’a pas franchement lâchée…

 

Me voilà, après trois ans passés à rédiger ma thèse, face au même petit bureau, tapotant les touches nacrées d’un ordi en surchauffe – et je te le dit frérot, combien je t’envie.

 

Il t’auras suffit d’une pression de l’index, le temps d’un coup de flash, pour parvenir à saisir ce qui m’a demandé trois ans pleins et plus de 400 pages ! Certains verront sans doute dans cette lettre publique l’exemple d’un bel hommage fraternel ; les plus fins auront raison de lui reconnaître une certaine propension revancharde : En prétendant connaître la cause sous-jacente de l’efficacité de ta photo, ne suis-je pas entrain de tenter de faire valoir l’analyse au-devant de l’œuvre…    

 

Tu as sans doute ta propre lecture du cliché – là-dessus tu restes toujours très discret – laisse moi te dire comment il raisonne avec ce que je me suis évertué à décrire.

 

*

 

Il y a un petit texte d’Umberto Eco, tiré d’un exposé de 1962, qui s’appelle le mythe de Superman. Il y décrit une certaine division du champ culturel entre d’une part une image héroïque traditionnelle et d’autre part le héros de la civilisation du roman.

 

Pour aller vite, si le héros traditionnel se présente sous les traits d’un être statufié, fruit inaltérable d’un développement mythique toujours advenu, le héros romantique est une sorte d’hyperactif, éternellement tendu vers l’avant, assuré de rencontrer sur sa route un lot d’événements inattendus.

 

Le propos d’Umberto Eco est de faire valoir la dimension de « trouvaille carrément géniale » de Superman, véritable figure oxymorique à même de faire exister, au sein de la civilisation du roman, une figure héroïque traditionnelle. Comment les auteurs du premier super héros s’y sont-ils pris ? En usant du « motif de l’identité secrète », en offrant à leur héros un alter ego, il sont parvenus (inconsciemment) à faire tenir ensemble les deux modalités héroïques : Pour que Superman présente la stature des héros grecs, il lui faut être inaltérable, mais pour que la série fonctionne il faut qu’elle se plie aux exigences du marché moderne… Il faut que, semaines après semaines, Superman soit confronté à de nouvelles situations, à des défis chaque fois inédits, sans que ces sursauts romanesques (nécessaires) n’altèrent sa « mythifiabilité » héroïque. C’est pour résoudre ce paradoxe que la trouvaille de l’alter ego intervient.

 

Superman, l’homme de fer, c’est aussi l’impuissant binoclard Clark Kent !    

 

Les lecteurs, nourris au romanesque, attendent avec impatience que Superman arrive à ses fins avec la belle Lois Lane – mais s’ils venaient effectivement à se marier, à consommer leur amour, à se prendre un petit pied-à-terre, l’inaltérable stature de Superman en prendrait un sacré coup. Clark, aime Lois mais la jeune femme ne succombe pas aux avances timides de son collègue, trop occupée à n’avoir d’yeux que pour le courageux Superman ! Jamais de définitif « ils se marièrent et vécurent heureux » grâce à l’impossibilité du rapport sexuel imposé par le motif de l’identité secrète. Clark doit passer pour un pleutre aux yeux de Lois, pour qu’elle ne le reconnaisse pas comme Superman, qui ne doit pas répondre aux avances de la jeune femme pour qu’elle ne le reconnaisse pas comme Clark. Ce vaudeville à deux permet d’innombrables subtilités romanesques sans que jamais ne soit mis en défaut l’inaltérabilité du héros.

 

Au-delà du côté plutôt drôle de l’affaire, il faut envisager la force de la proposition du sémiologue qui décrit – comme si de rien – ce qui semble être une modalité de production mythologique dans la modernité ! Un argument de poids à opposer aux prédicateurs qui pleurent constamment sur la fin des temps mythiques.

 

 Pendant trois ans j’ai donc disserté à propos de cette thèse d’Eco, cherchant autant d’exemples cliniques et culturels présentant une structure comparable à cette trouvaille super héroïque. J’ai par exemple trouvé chez Lévi-Strauss le motif mythique de la pirogue qui permet, grâce à sa rigidité plastique, de maintenir ensemble mais à bonne distance les jumeaux impossibles que sont, du point de vue de la structure, le soleil et la lune. Le soleil et son rapport aux saisons incarne une version bien établie de la structure tandis que la lune et sa périodicité courte renvoie à la sérialité et au romanesque. La pirogue comme le motif de l’alter ego permettrait donc de faire tenir ensemble ces deux tendances opposées.

 

Chez Lévi-Strauss j’ai aussi rencontré l’idée délicate d’un passage de la structure mythique au romanesque, selon une logique de dégradation de la première. Le roman avec ces motifs immotivés serait le fruit d’une dégradation de la belle et consistante forme mythique. Avec l’introduction de la catégorie du temps, le mythe (bien compensé) meurt en tant que tel et se dégrade vers toujours plus de romanesque… Sur le point de devenir roman, le mythe présenterait une forme intermédiaire, le mythe à tiroir, très semblable à ce que l’anthropologue considère comme l’état dernier de dégradation du romanesque : le roman feuilleton. Mais contre toute attente, Lévi-Strauss n’opère pas le pas ultime que l’on attendait de lui, soit de fermer la boucle, et de faire de l’état dernier du roman le moment d’un retour de la forme mythique – ce que de son côté semble justement proposer Eco !

 

 

*

 

Après ce long détour j’en viens finalement à pouvoir indiquer ce qu’évoque pour moi ta photo. Avec cette pose figée tout en étant aérienne, réalisant une immobilité qui dépend absolument de la suspension permise par le médium photographique, il me semble que tu es parvenu à saisir (peut-être tout aussi inconsciemment que les créateurs de Superman !) cette trouvaille carrément géniale dont notre génération raffole et qu’elle consomme sous la forme de nombreuses séries et feuilletons  (qu’ils soient télévisés, littéraires ou cinématographiques).

 

Le héros Cliffhanger, littéralement « suspendu au bord de la falaise », laissé entre la vie et la mort entre deux épisodes de feuilleton voilà ce que m’évoque ton jeune sujet flottant. Un héros romanesque qui réalise, grâce à l’efficace coupure du « à suivre ! », un effet de pétrification provisoire digne des plus belles statures antiques.

 

 Tiens, lis donc ce petit passage tiré de Freud :

 

 

Quand à la fin du chapitre d’un roman, j’ai quitté le héros sans connaissance, perdant son sang par des blessures graves, je suis sûr de le trouver, au début du suivant, objet des soins les plus attentifs et en voie de rétablissement ; et quand le premier volume s'est terminé par le naufrage dans la tempête du bateau sur lequel se trouvait notre héros, je suis sûr d’entendre parler au commencement du deuxième volume de son sauvetage miraculeux, sans lequel, du reste, le roman ne pourrait continuer. Le sentiment de sécurité avec lequel j'accompagne le héros à travers ses destinées périlleuses, est le même que celui avec lequel un héros réel plonge dans l'eau pour sauver quelqu’un qui se noie, ou bien s'expose au feu de l'ennemi pour prendre une batterie d’assaut : c'est proprement ce sentiment héroïque que l’un de nos meilleurs créateurs littéraires a gratifié de la savoureuse expression: Y peut rien d’arriver. Je pense quant à moi qu’à cette caractéristique révélatrice de l’invulnérabilité, on reconnaît sans peine…

 

Petit effet de suspense de la part de Freud !

 

Sa Majesté le Moi, héros de tout les rêves diurnes, comme de tout les romans.[1]

 

 

Comme tu peux le voir, Freud ne se fait pas porte parole d’un discours apocalyptique des effets de la modernité. On ne trouve pas sous sa plume de dénonciation d’une éventuelle pente morbide vers la toute puissance ou le défaut de castration. Ce qu’il nous indique c’est que le héros laissé en suspens entre deux épisodes doit sa résistance aux rapports qu’il entretien avec la structure même du Moi humain. Si l’on peut critiquer l’enjeu capitaliste qui sous tend la production nécessaire d’un effet de suspense entre deux épisodes de feuilleton, il faut bien se rendre compte que cette stratégie de coupe repose sur la structure même du désir humain, avec cette appétence pour ce que Lacan appelait à la suite de Freud « la passion de la halte ».

 

C’est peut-être là l’ultime trouvaille de ton cliché, cette idée que tu as eu de déporter ton flash, de ne pas le placer tout à fait hors du champ mais de dissimuler l’endroit de son émission derrière un effet de rideau, de voile.

 

Opaque mais pas trop.

 

Si certains peuvent s’inquiéter devant le héros Cliffhanger et y voir l’image d’un sujet sans gravité, lâché, perdu, en sursis et tout à fait déboussolé, ta photo répond avec un optimisme profond : « même si tout ça semble fait de bric et de broc, même si ça garde des air de sacré chantier, rassurez vous, l’horizon n’est pas si sombre que ça, pas si vide que ça. »

 

Baigné par une lumière dont il ne peut qu’imaginer l’origine exacte, ton sujet moderne semble ne pas si mal se porter que ça. Il me fait justement penser au héros traditionnel dépeint par Eco, celui qui se fige à la fin de sa quête, celui qui, une fois le voile soulevé, se statufie devant son Graal, mais sans le caractère tragique de celui-ci. Freud à parlé d’un sentiment particulier, Unheimlich, quelque chose de l’ordre de l’angoisse et qui parfois nous saisi face à un objet pétrifié. Et bien dans ta photo, pas d’Unheimlich en vue – je crois que ça vient justement de l’effet de suspension que tu as su créer.

 

Plutôt que de montrer un être statufié au lieu même de la révélation ou au contraire un triste rocambole toujours en quête d’un objet fuyant, tu as proposé un bel instantané chargé de l’assurance du provisoire. La suspension permet cet oxymore entre fixité et mobilité, entre inertie terrible et course effrénée.

 

Sur ce je te laisse.

 

Je te fais confiance pour ne pas trop t’intéresser à cette lettre.

 

Car tu l’auras compris, elle ne s’adressait pas vraiment à toi, mais à ceux qui comme moi auront toujours besoin de 4 pages pour seulement effleurer ce que tu sais saisir l’espace d’un éclair.

 

 

 

Ton grand frère

 

Kévin.

 

 

 

 

[1] S. Freud (1908), « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’inquiétante étrangeté, op. cit., p. 41,42.

 

 

Photo prise par Johan Poezevara, http://johanpoezevara.com/

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