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Usine de poupées :

Les femmes à postiche et la narco-esthétique en Amérique Latine[i]

 

 

Angélica TORO-CARDONA, Psychologue clinicienne, doctorante en psychologie à l’Université Rennes 2.

 

 

 

« Elle est une femme de petite taille (1m58) et détient un corps modelé par le forfait de chirurgies esthétiques connu parmi les femmes proches du monde du narcotrafic comme le TLC[i]: implants mammaires, liposuccion, et augmentation des fesses. Et peut-être aussi quelques retouches de plus. Elle a des longs cheveux, des yeux ronds et globuleux tout comme ses pommettes et des dents parfaits qu’elle n’arrête pas de montrer. Mais elle n’a pas toujours été ainsi ».[ii]

 

Celle-ci est la description physique de Brenda, l’ex-femme de Rasguño, un redoutable narcotrafiquant colombien qui purge actuellement une peine de prison aux Etats-Unis où il a été extradé. Elle fait partie de la première génération des dites poupées de la mafia : des jeunes filles issues des milieux les moins favorisés de la Colombie, qui ont établi des liaisons amoureuses avec les narcotrafiquants y voyant une possibilité d’escalader l’échelle sociale.    

 

Se faisant les femmes des narcotrafiquants, elles ont eu accès non seulement aux luxes spectaculaires de la vie extravagante de leurs compagnons, mais aussi à la possibilité d’avoir un corps de rêve à travers les chirurgies esthétiques financés et commandés par ses nouveaux mécènes. L’expression corps de rêve  est ici à prendre à la lettre, puisqu’il s’agit d’un corps qui s’éloigne largement de celui que la nature a décerné aux femmes latino-américaines.

 

Ce corps féminin fantasmé par les narcotrafiquants, dont la caractéristique principale est d’avoir une très grosse poitrine et des fesses protubérantes, tout en  gardant un ventre très plat et une figure maigre et disproportionnée ; contraste avec la véritable physionomie des femmes latino-américaines, pas très maigres et de petite taille la plus part d’entre elles.  

 

Il constitue une sorte d’utopie physiologique qui a pour autant vu le jour au sein des blocs opératoires des cliniques esthétiques aux années 90. A partir de ce moment-là, et tout en faisant preuve de domination, les narcotrafiquants ont commencé à passer commande aux chirurgiens, pour se faire fabriquer des femmes sur mesure, des femmes à la demande, des poupées. Ainsi, ils déterminaient la taille des seins et des fesses qu’ils voulaient pour sa poupée, et indiquaient au chirurgien en grammes la quantité exacte du gel de silicone qui devait contenir la prothèse mammaire: 250g, 350g, etc.[iii]. Naissance de l’usine de poupées, marchandisation du corps de la femme. 

 

Ces corps féminins, fabriqués afin d’être exhibés par les narcotrafiquants tels qu’un trophée, sont devenus le paradigme de beauté pour beaucoup des femmes latino-américaines des nouvelles générations. Un nouveau canon de beauté crée par les narcotrafiquants. Voici la situation telle qu’elle est décrite en 2006 par un journal de santé colombien :

 

« Le narcotrafic a imposé le modèle, les femmes l’ont incorporé pour être reconnues socialement et les mass-médias l’ont diffusé parce que c’était très vendeur. Les journalistes ont été remplacées par des reines de beauté, afin d’exhiber plutôt que d’informer, devenant ainsi le prototype  pour les jeunes –hommes et femmes-, et par conséquent la structure du « beau » corps  pour les nouvelles générations s’est éloigné du vrai corps de la femme latine, et comme par un tour de  magie, a acquis des très gros seins et une silhouette fine.» [iv]

 

Des femmes à postiche

 

Dans son cours De la Nature des Semblants, Jacques Alain Miller développe son concept de la femme à postiche, position féminine qu’il définit comme « celle qui ajoute artificiellement ce qui lui manque, à condition que, toujours, et en secret, elle l’ait d’un homme. Chez la femme à postiche, le paraître est essentiel, en tant que cela doit paraître comme d’elle-même, de sa propriété »[v]. C’est en effet par rapport à ce concept que Miller fait référence à la chirurgie d’augmentation mammaire, qu’il qualifie comme « une chirurgie hyper sexualiste, qui vise à stimuler les semblants du sexe dans la partie féminine de la espèce humaine. »[vi].

 

Pour essayer de démontrer que se faisant des poupées de la mafia, ces femmes deviennent des femmes à postiche, considérons les caractéristiques que Miller attribue à cette position féminine :

 

  • Pour que le postiche ait une signification, il faut qu’il y ait un lieu et un manque, le postiche viendrait remplacer ce qui manque à cette place : la chirurgie esthétique viendrait combler quelque chose manquante chez le corps féminin, plus précisément à la poitrine, dont la taille serait supposée insuffisante.

 

  • Le postiche garantit l’image et non pas la fonction : c’est ce qui le différencie de la prothèse, dans le sens médical du terme. La chirurgie esthétique des poupées répond exclusivement à une quête de la beauté et la perfection du corps féminin, et en aucun moment ne met en question la fonctionnalité de ce corps. La seule fonctionnalité en jeu est celle du semblant.

 

  •  Le postiche se fait avec des morceaux d’un homme : à l’occasion le narcotrafiquant, qui non seulement subventionne mais aussi commande et définie les conditions qui doit remplir le nouveau corps de sa poupée. Néanmoins, une fois la transformation accomplie, ces femmes feront semblant qu’il s’agit de son corps naturel, comme si l’intervention d’un homme dans l’affaire n’aurait jamais eu lieu.  

 

  • La femme à postiche ment et dit ceci n’est pas un postiche : les poupées disent ceci n’est pas un implant mammaire. Elles font monstration d’être les propriétaires d’un corps dénaturé et disproportionné, mais dont elles se prétendent les porteuses naturelles

 

On pourrait à juste titre émettre l’hypothèse que se faire une poupée de narco est une solution féminine du côté de l’avoir, puisque ces femmes au lieu d’assumer son manque à être,  prétendent le nier en se montrant comme toutes. Elles rajoutent artificiellement ce qui leur manque à  travers la chirurgie esthétique, et ceci toujours et en secret, par les biais d’un homme qui est le narcotrafiquant qui paye l’intervention chirurgicale.

 

 

Pour finir en beauté…

 

Jusqu’où sont prêtes à aller les femmes latino-américaines pour se faire une beauté? Une chose est sûre, beaucoup sont prêtes à aller jusqu’au bloc opératoire. Tendance oblige.

De nos jours, la chirurgie esthétique est une des industries les plus prospères en Amérique Latine, et tout particulièrement en Colombie. Une offre très large des cliniques esthétiques, des prix très abordables, et même des crédits qui permettent de payer sa chirurgie en plusieurs fois, font que beaucoup des femmes envisagent de se faire opérer, si elles ne l’ont pas encore fait. Nous assistons à une uniformisation des corps, qui ne laisse pas de place à  la singularité, qui bien entendu, passe par le fait d’avoir un corps propre, particulier et différent du corps des autres. L’usine de poupées produit des corps féminins à la chaine, tous égaux, des femmes made in bloc opératoire.

 

 

 

 i      Angélica TORO : Psychologue clinicienne, doctorante en psychologie à l’Université Rennes 2, sous la direction du Pr. François Sauvagnat.

 

ii     TLC: fait résonner en espagnol tetas, lipo y culo, mais aussi Tratado de libre comercio (accord de libre-échange)

 

iii     http://www.prisaediciones.com/uploads/ficheros/libro/primeras-paginas/201005/primeras-paginas-munecas-narcos.pdf

 

iv     Gustavo Salazar Pineda, avocat colombien defenseur des narcotrafiquants les plus sanguinaires de la Colombie, connu aussi comme « l’avocat du diable »  https://www.youtube.com/watch?v=yXjccLM6gjM

 

v     http://www.periodicoelpulso.com/html/dic06/debate/debate-11.htm

viMiller, Jacques Alain, Revue de la Cause Freudienne, N°36. Des semblants dans la relation entre les sexes. pp 5-15

 

vii   Miller, Jacques Alain. De la Naturaleza de los semblantes. Ed. Paidós, Buenos Aires, 2002. p. 163 

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